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![]() www.comptoirlitteraire.com André Durand présente ‘’Spleen Je suis comme le roid’un pays pluvieux’’ poème de Charles BAUDELAIRE dans ‘’Les fleurs du mal’’ (1857) Je suis comme le roi d'un pays pluvieux, Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux, Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes, S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes. Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon, Ni son peuple mourant en face du balcon. Du bouffon favori la grotesque ballade Ne distrait plus le front de ce cruel malade ; Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau, Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau, Ne savent plus trouver d'impudique toilette Pour tirer un souris de ce jeune squelette. Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu De son être extirper l'élément corrompu, Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent, Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent, Il n'a su réchauffer ce cadavre hébété Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé. Commentaire Ce poème est le troisième des quatre poèmes du recueil ‘’Les fleurs du mal’’ titrés ‘’Spleen’’, faisant partie de la section intitulée ‘’Spleen et idéal’’. «Spleen» est un mot anglais signifiant proprement «rate» (car cet organe du corps était considéré comme le siège des «humeurs noires»), désignant une mélancolie sans cause apparente, entraînant le dégoût de toute chose, la perte de tout espoir, un dévastateur sentiment d'infini et incurable ennui, un état de torpeur stérile, d'angoisse morbide, de dépossession de soi-même. Baudelaire en souffrit toute sa vie, mais il décrivit spécialement son état dans cette lettre à sa mère de 1857 : «Ce que je sens, c'est un immense découragement, une sensation d'isolement insupportable, une peur perpétuelle d'un malheur vague, une défiance complète de ses forces, une absence totale de désirs, une impossibilité de trouver un amusement quelconque [...] Je me demande sans cesse : À quoi bon ceci? à quoi bon cela? C'est le véritable esprit de spleen.» On peut penser que ce poème lui a été directement inspiré par la lecture du ‘’Roi solitaire’’ de Théophile Gautier, poème qui avait paru dans ’’La revue des deux mondes’’, le 15 novembre 1841. Ce roi cristallise toutes les envies par son pouvoir, mais, blasé de tous les plaisirs, vit «cloîtré dans [son] âme profonde», et, dans les derniers vers du poème, déclare : «Je puis tout faire et je n'ai plus d'envie. Ah ! si j'avais seulement un désir ! Si je sentais la chaleur de la vie !» Il avait pu lire aussi ‘’Le magicien’’ d’Esquiros, qui fut publié en 1838. On y voit Charles IX enfoncé dans l’ennui, et que la reine et les courtisans s'efforcent en vain de distraire. Dans sa bouche, il ne sent qu'une «éponge aride», qu'une «cendre amère». Il méprise les femmes, les jeux, la chasse. Il a vingt-trois ans, et il est déjà un vieillard. Le poème n’est qu’une suite de dix-huit alexandrins aux rimes plates, l’abandon de toute forme fixe contribuant à lui donner une dimension linéaire. Par «Je suis comme le roi», Baudelaire, sur un ton péremptoire, avec assurance, par des monosyllabes martelés, met d’abord en avant son «moi». Mais il l’efface aussitôt pour laisser la place à une comparaison, un tableau du «roi», qu’il va développer sans aucune allusion à sa vie à lui, mais aussi sans plus un seul outil de comparaison, la suite du poème tendant donc à faire oublier cette comparaison qui est la figure de la dépossession du «moi», qui n’existe donc que dans ses projections imaginaires. Se donnant un statut mythique, un alter ego spectaculaire, un répondant allégorique, travestissant son déclassement social dans une condition supérieure (qui est comme une hyperbole), muant son mal-être en image esthétique, Baudelaire se compare au «roi d'un pays pluvieux», qui demeure indéfini, la diérèse «vi-eux» qu’il faut faire pour que le vers ait bien ses douze pieds, ainsi que l’allitération en «p» et l’assonance en «i», marquant toutefois une insistance sur l’effet qu’a sur le tempérament un climat froid et désagréable, une ambiance triste, monotone et propice à l'ennui, ambiance qu’on trouve aussi dans le ‘’Spleen’’ suivant où on lit : «Quand la pluie étalant ses immenses traînées / D’une vaste prison imite les barreaux». Le second hémistiche vient infirmer la prestance du premier. Ce roi est, au vers 2, défini comme un être hétérogène, dissonant, contradictoire, par des adjectifs en associations antithétiques, allant du positif vers le négatif : «Riche, mais impuissant» (le «moi» social est opposé au «moi» subjectif) ; «jeune et pourtant très vieux» (le «moi» biologique est opposé au «moi» intérieur), comme si sa race affaiblie avait fait de lui un être émasculé en proie à un mal secret, à une vide morosité. Au vers 3, qui est construit sur une inversion, est indiquée l’indépendance prise par le roi à l’égard de ses «précepteurs», des maîtres qu’il eut dès l’enfance, dont sont rejetés non seulement l’enseignement mais aussi l'obséquiosité, car il est indifférent à l'étiquette de la cour, comme en exil dans son palais. Voilà qu’il est inscrit dans une scénographie où différents personnages illustrent son rapport à autrui. Au début du vers 4, ce qui lui donne du retentisement, l’action du roi est enfin indiquée. Toutefois, le verbe «s’ennuie» est en fait un déni de l’action. Et cet énorme ennui fait que, s’il est dégoûté des relations avec les humains (peut-être désignés par «autres bêtes»), il ne trouve pas plus de réconfort dans la compagnie d’animaux familiers. Au vers 5, retentit la formulation catégorique : «Rien ne peut l'égayer» (or, comme le remarqua Pascal dans ses ‘’Pensées’’ : «Un roi sans divertissement est un homme plein de misère»), et commencent les négations réitérées, «ni», «ni», «ni», «ne […] plus» (cette dernière formulation indiquant que l'ennui n’est apparu qu’à un certain moment au cours de sa vie) qui martèlent l’idée qu’aucun des divertissements royaux ne distrait le roi : - Ni la chasse, loisir préféré des rois de France, implicité dans «ni gibier, ni faucon», ce dernier mot faisant du personnage un roi médiéval. - Ni, pour «ce cruel malade» (mot fort placé à la fin du vers 8, expression qui pourrait être une hypallage [ce ne serait pas lui qui est cruel mais la maladie]), la misère qui fait mourir son peuple, sinon le spectacle d’un massacre (le vers 6 pourrait désigner la Saint-Barthélemy, et venir confirmer l’hypothèse d’une inspiration trouvée par Baudelaire dans ‘’Le magicien’’ d’Esquiros) qui ferait de lui un nouveau Néron. - Ni le bouffon (vers 7, qui est construit sur une inversion, et vers 8 où est ménagée une inversion créant une surprise) qui le distrayait auparavant, cet amuseur (souvent évoqué dans ‘’Les fleurs du mal’’ où il est une image du poète), qui forme avec ce jeune roi moribond un couple-contraste, étant désormais inefficace. Cependant, «grotesque ballade» pourrait n’être pas négatif car, si, d’une part, «grotesque» signifierait «ridicule», suggèrerait la mort de la poésie, d’autre part, il désignait pour Baudelaire une notion «moderne» qu’il revendiquait, qu’il appelait aussi le «comique absolu», parce que, tout en montrant à l’humain sa propre laideur physique et morale, elle recèlerait un élément insaisissable du beau. - Ni les plaisirs charnels (vers 9 à 12), ce roi de France (son lit est «fleurdelisé», orné de la fleur de Lys, symbole de la puissance des rois de France) étant, contrairement à une fameuse tradition française, devenu indifférent aux incitations érotiques des «dames d’atour» (dont la charge était de présider à la toilette d’une princesse), qui ne peuvent plus (il semblerait que les «impudiques toilettes» l’aient déjà troublé) lui «tirer un souris» (mot archaïque pour «sourire»), et surtout pas susciter d’autre manifestation de sensualité, comme si, chez lui, la puissance sexuelle était écrasée sous le poids du blason. Il est vrai qu’elles ne sont que des courtisanes, aux deux sens du mot, puisque, pour elles, «tout prince est beau» : elles s'intéressent plus au statut qu'à la personne. On remarque la gradation de l’importance accordée aux divertissements : un hémistiche pour la chasse, deux vers pour le bouffon, trois vers pour les femmes. Les efforts déployés par chacun de ces éléments se heurtent tous à la même indifférence désespérée du jeune roi qui semble définitivement guéri de toute illusion sur la nature humaine, et privé à jamais des désirs et des plaisirs du monde. Au vers 9, résonne fortement le mot «tombeau» dont on peut remarquer qu’il est au centre mathématique du poème : après lui, celui qui n’était qu’«impuissant» (vers 2), «très vieux» (vers 2), «malade» (vers 8), va, l’apparition de la mort étant explicite, devenir, du fait du goût baroque de Baudelaire pour l’expression macabre, «un jeune squelette», ce qui est un oxymoron significatif placé à la fin du vers 12, un «cadavre hébété», autre forte expression placée à la fin du vers 17, et qui montre l'inertie et l'inconscience. On peut considérer ce vers comme une mise en abyme du poème. Au vers 13, «Le savant qui lui fait de I'or» (qui pourrait lui aussi confirmer que la source du poème a pu être trouvée par Baudelaire dans ‘’Le magicien’’ d’Esquiros, où il était l’alchimiste qui se tenait au côté de Charles IX), mais à quoi bon faire de l’or pour celui qui n’a plus aucune envie de le dépenser?, «n’a jamais pu» (ce qui révèle de nombreuses tentatives antérieures), comme indiqué au vers 14 qui est construit sur une inversion, libérer le roi de «l’élément corrompu», c’est-à-dire l’ennui, le spleen. À l’échec de la science se joint d’ailleurs, celui des sortilèges : il fut encore incapable de le revigorer avec les «bains de sang» qu’au vers 15 (lui aussi construit sur une inversion) Baudelaire attribue aux «Romains» alors qu’ils étaient un rite de revitalisation des Étrusques. Le dernier vers pourrait avoir été inspiré à Baudelaire par ce que Gautier avait écrit dans ‘’Mademoiselle de Maupin’’ : «Mon sang […] se traîne lentement dans mes veines, comme une eau croupie dans des canaux engorgés». Mais est bien plus forte l’idée du sang rouge remplacé par «l’eau verte» du «Léthé», qui est, dans la mythologie grecque, un des fleuves de l’Enfer dont les eaux calmes procuraient aux morts l’oubli des ennuis de leur vie terrestre avant qu’ils entrent à l'Élysée. Ainsi, le «moi» qui avait été affirmé au vers 1, qui s’est érodé tout au long du poème, s'est ici inéluctablement anéanti dans l'oubli ; le roi est devenu un homme vidé de son sang, un mort vivant, une ombre dans l'enfer. Le mot final, fonctionnant comme une «pointe», fait du poème l’inverse du poème précédent, ‘’J’ai plus de souvenirs’’, où le sujet était justement caractérisé par l’excès de sa mémoire. Conclusion Alors que, dans les ‘’Spleen’’ précédents (LXXV et LXXVI), il y avait encore place pour le poète, ici, après les trois premiers mots, il n'en est même plus question. L'ennui et le spleen ont fait leur œuvre, avec leur puissance délétère, destructrice, le poème ayant marqué les étapes d’une marche progressive vers la perte de soi. Le roi, qui, au début, occupe la position de sujet, la perd à partir du vers 5, pour n’être plus qu’un complément, l’objet des actions de son entourage. Et ces actions, indiquées dans des phrases qui sont toutes assertives, et, à partir du vers 5, toutes négatives, vont dans deux sens contraires : d’une part elle apportent («égayer», «réchauffer»), d’autre part elles enlèvent (rapprochement morphologique et préfixes négatifs : «distraire», «tirer», «extirper»). La position dans le monde de ce roi est celle d’un objet soumis à des forces contraires, mais va vers une dissonance, un manque, une perte de plus en plus grande, qui sont ceux de l’être en proie au spleen. D’autre part, dans ce poème, après les trois premiers mots, qui sont les seuls qui donnent la clef de l'allégorie, le reste a la gratuité d'une fiction, l'artiste ayant créé un jeu pur. On peut parler aussi de pureté du jeu lorsqu'on considère l'unité de ton du morceau. L'analyse de la suite des idées révèle une gradation chronologique (la vieillesse, la maladie, la mort, le squelette), un parcours ordonné et fatal, un lent et inéductable anéantissement du roi, jusqu’au sommet que sont les six derniers vers. Cette trame extrêmement unie est servie par la rigueur de la composition, par l’utilisation de moyens d'expression parfaitement monochromes : pas de parenthèses, de digressions, d'épisodes, de symboles variés qui jailliraient d'un même centre (comme c'est le cas si souvent, ainsi dans les deux “Spleen” qui entourent ce poème), mais le développement homogène d'un seul thème. Contrairement à ce qui se passe dans la poésie lyrique romantique, et dans d’autres poèmes de Baudelaire, rien ne marque un engagement subjectif ; il n’y a pas le moindre opérateur élégiaque (sauf le titre, ‘’Spleen’’) ; tout pathos est refusé ; aucun jugement n’est porté sur le monde. Et, si de nombreux poèmes des “Fleurs du mal” sont aussi des allégories, la plupart ont toutefois quelque épilogue explicatif, où l'auteur dévoile le second terme de la comparaison sous-entendue ; où il fait, en général, un retour sur lui-même en s'appliquant la moralité du sujet. Ici, ce n’est pas le cas. Cependant, on peut voir dans ce roi une allégorie du poète, mais, contrairement à Orphée, modèle des poètes lyriques, il descend aux enfers pour oublier. En 1861, Baudelaire reprit ce thème du jeune prince ennuyé dans ‘’Une mort héroïque’’ : «Assez indifférent relativement aux hommes et à la morale, véritable artiste lui-même, il ne connaissait d’ennemi dangereux que l’Ennui». Mais le prince, qui s’amuse de son bouffon, Fanciouille, a fait de grands progrès sur le jeune désespéré de ‘’Spleen’’. André Durand Faites-moi part de vos impressions, de vos questions, de vos suggestions ! Contactez-moi |
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