télécharger 91.68 Kb.
|
Olivier Wright Mardi 10 décembre 2013 Dissertation : analyse des politiques étrangères Commentaire d’un corpus de textes Avant-propos : j’aimerais apporter quelques précisions avant de commencer. J’ai choisi de faire un plan en deux grandes parties, sans les diviser en sous-parties. Le contenu de chaque partie étant assez dense et homogène, les couper en deux (ou même plusieurs) thèmes/arguments/angles distincts m’a paru desservir la cohésion générale du commentaire, et j’ai souhaité à cette occasion m’entrainer à l’écriture d’un commentaire ayant davantage la forme d’un article de publication, sans forcément le rythmer d’un plan scolaire (2 parties, 2 sous parties). J’espère que vous verrez l’intérêt de ce choix méthodologique. La plupart des références bibliographiques sont ainsi directement notées en bas de page et pour cette raison, la bibliographie, à la fin du texte, est courte. Par ailleurs, veuillez noter que lorsqu’une citation n’est pas référencée, c’est qu’elle provient d’un des trois articles composant le corpus de texte objet du commentaire (cela évite des références abondantes ; en général, je rappelle l’auteur en question). Introduction Nous avons ici trois documents qui ont pour sujet commun la politique étrangère des Etats-Unis à la moitié de l’année 2013. Le premier, un article de Corine Lesnes paru dans le journal Le Monde du 15 octobre 2013, traite de la stratégie américaine vis-à-vis de l’enrichissement nucléaire de l’Iran suite aux élections présidentielles iraniennes, lors desquelles Mahmoud Ahmadinejad à été vaincu par le plus modéré Hassan Rouhani. Les deux articles suivants sont tirés de la même édition de la revue Foreign Affairs des mois de mai/juin 2013. Le premier est écrit par Richard N. Haas, président du Council on Foreign Relations qui publie la revue Foreign Affairs, et détaille « l’ironie de la stratégie américaine » (c’est le titre de l’article) qui, au moment où elle souhaite se désengager du Moyen-Orient pour « pivoter » vers l’Asie, est plus que jamais contrainte de s’y impliquer. Le second article, écrit par Michael Hirsch, responsable éditorial pour le magasine Newsweek, analyse la politique étrangère menée par Hillary Clinton et, pour reprendre les termes du titre, s’interroge sur « l’héritage Clinton » et la manière dont « l’Histoire jugera du soft-power de la secrétaire d’Etat ». Parus dans l’année suivant la réélection du Président Barack Obama et quelques mois après la nomination de John Kerry comme successeur d’Hillary Clinton, ces articles s’inscrivent dans un moment charnier pour la politique étrangère américaine. En effet, cette dernière est amenée à la fois à se tourner vers le passé pour faire le bilan du premier mandat et vers l’avenir pour s’assurer que les bonnes priorités sont à l’agenda du second. Il est particulièrement intéressant de remarquer ici que les questions que suscitent la politique étrangère américaine, et qui se reflètent dans ces articles, sont à la fois le témoin et la conséquence des deux grandes transformations du pouvoir explicitées par Joseph Nye dans son ouvrage The future of power. En effet, il explique d’une part que le monde est le théâtre d’une transition de pouvoir, de l’occident en général (les Etats-Unis en particulier) vers l’orient en général (la Chine en particulier), ce qui tendrait à justifier, ou du moins à expliquer le « rééquilibrage » de la politique étrangère américaine vers l’Asie de l’est. D’autre part, Nye double cette transition du pouvoir d’une diffusion du pouvoir, hors des mains des Etats vers les acteurs transnationaux (multinationales, ONG, groupes terroristes, etc.)1, qui oblige par conséquent les Etats à adapter leur arsenal de pratiques internationales pour combiner le hard power (la coercition militaire et économique) et le soft power (la persuasion politique et culturelle) dans un mélange habile qu’il appelle le smart power – le pouvoir intelligent – qui se trouve être, justement, le mot d’ordre de la politique étrangère d’Hillary Clinton. Nous constatons donc, à la lumière de ces deux dynamiques, une transformation à la fois des priorités de la politique étrangère américaine (transition de pouvoir / pivot vers l’Asie) et de l’exercice de la politique étrangère américaine (diffusion du pouvoir / smart power), que les trois articles explorent de différentes façons. Afin de les commenter, nous allons donc procéder autour de ces deux axes. Au terme de ce premier mandat de présidence américaine, nous sommes en position de voir dans quelle mesure ce double changement voulu s’est matérialisé, d’analyser quels ont été les facteurs l’ayant affecté et d’en évaluer la pertinence en vue des années à venir. Nous remarquerons à ce propos que l’analyse de la politique étrangère américaine recèle d’un grand nombre de situations ironiques, révélatrices, peut-être, de la difficile coordination des objectifs et des pratiques. I – Une transformation dans les priorités de la politique étrangère américaine : le « pivot » asiatique contrarié Après des années de guerre au Moyen-Orient, les Etats-Unis ont engagé à partir de 2009 un « pivot » dans leur priorités, largement détaillé par Hillary Clinton dans un article du journal Foreign Affairs2 au sous-titre sans équivoque : « L’avenir de la politique se décidera en Asie, pas en Afghanistan ni en Iraq, et les Etats-Unis seront au cœur de l’action. » Pour cela, elle y affirme notamment que « l’une des missions les plus importantes de la politique américaine dans la décennie à venir sera d’investir massivement – en termes diplomatiques, économiques, stratégiques, et autres – dans la région de l’Asie-Pacifique ». Cette notion d’Asie-Pacifique mérite qu’on s’y arrête un instant : on oublie assez facilement que les Etats-Unis, certes traditionnellement un pays Atlantique, sont territorialement plus présents du côté du Pacifique et se trouvent dans une situation géo-stratégiquement privilégiée pour s’y sentir impliqués. Ainsi, lorsqu’Hillary Clinton définit les « trois géants » de l’Asie-Pacifique, elle y place les Etats-Unis aux côtés de la Chine et de l’Inde. Symboliquement, le pivot asiatique peut ainsi paraître comme une sorte de conquête de l’ouest par delà les mers et étendue aux enjeux du XXIème siècle, bouclant la boucle autour du globe pour faire rayonner le « Far West » jusqu’au « Far East ». D’un point de vue réaliste, le pivot paraissait en effet logique en 2009 : le Moyen-Orient, d’après Haas, ne constituait plus « une arène décisive de compétition des grandes puissances comme elle l’était dans la Guerre Froide », et avec la Chine émergeant comme un pouvoir capable de rivaliser avec les Etats-Unis (la démonstration de force lors des JO de Pékin en 2008 avait particulièrement marqué les esprits à cet égard), l’Asie représentait d’avantage un terrain stratégique. Les Etats-Unis, forts d’une présence militaire historique dans le Pacifique, devaient renforcer cette présence pour « monter au créneau » face à la Chine, tandis que sur le registre de la diplomatie économique, élevée en haut de l’agenda avec la crise économique, l’Asie représentait un espace plus déterminant que le Moyen-Orient. Cela étant, il est possible de tempérer la nouveauté de ce pivot, car les mesures qu’il induit s’inscrivent plus généralement dans la continuité d’une approche diplomatique largement utilisée par les Etats-Unis à l’égard de la Chine depuis des décennies, connue sous le nom d’ « intégration clôturée » (hedged integration), terme moins abrupte et historiquement connoté que le containment. Plutôt qu’un revirement de stratégie, le pivot impliquerait davantage une réaffirmation et un renforcement de politique. La partie « intégration » consiste à envelopper la Chine dans une toile d’interdépendances afin de l’inciter à soutenir et se conformer à l’ordre international ; à ce titre, sous Obama, les Etats-Unis ont non seulement eu soin de renforcer leurs liens bilatéraux, avec notamment la création du Strategic and Economic Dialogue, mais de s’impliquer d’avantage dans les enceintes multilatérales asiatiques, rejoignant l’ASEAN (où Hillary Clinton n’a pas hésité à froisser la position Chinoise en rappelant l’attachement des Etats-Unis à libre navigation des eaux au sud de la Chine et à la résolution pacifique des disputes territoriales) et l’APEC, en participant à l’East Asia Summit et en continuant les négociations sur le Trans-Pacific Partnership. Plusieurs auteurs3 pensent notamment qu’il serait temps d’institutionnaliser plus formellement une relation bilatérale au somment, une sorte de G-2 du Pacifique, avec une rencontre annuelle régulière des deux présidents. Dans le même temps, cette stratégie oblige les américains à « clôturer » l’influence de la Chine en sécurisant des positions stratégiques autour de son territoire. Tel que le rappelle Hirsch, Clinton s’est notamment rendue en 2011 en Birmanie où, malgré une opinion divisée au sein du Congrès américain, elle a assuré une realpolitik visant à maintenir la Birmanie hors de la sphère d’influence chinoise4. Cependant, malgré la rhétorique du « rééquilibrage » vers l’Asie et la volonté certainement véridique du gouvernement de le concrétiser, les évènements majeurs des années Obama (toute politique confondue, d’ailleurs, à l’exception pourrait-on dire d’Obamacare) se sont successivement déroulés au Moyen-Orient. De sorte que ce sont ces évènements, et non pas Obama ni Clinton, qui ont réellement dicté la politique étrangère américaine, et la liste est impressionnante : il y aura eu les politiques liées aux guerres en Irak et en Afghanistan (avec un retrait des troupes pour la première et un renforcement des troupes pour la seconde, ainsi qu’un débat récurrent sur l’usage des drones, exemplifié par le filibuster de Rand Paul début 2013), les évènements plus généralement liés à la lutte contre le terrorisme (la mort d’Osama Ben Laden en mai 2011, l’échec du président dans ses tentatives de fermeture du camp de Guantanamo Bay), les conflits liés au Printemps arabe à partir de décembre 2010 (le soutient critiqué à l’intervention militaire en Lybie en raison du « commandement de l’arrière » (leading from behind), le rapport délicat avec Moubarak en Egypte, l’attentat de Benghazi ayant couté la mort de quatre américains dont l’ambassadeur Stephens, la « ligne rouge » franchie lors de la guerre civile syrienne avec l’utilisation d’armes chimiques au cours de l’été 2013), sans oublier les défis de longue date que sont le processus de paix dans le conflit israélo-palestinien (avec le vote de la reconnaissance de la Palestine à l’ONU) et le contrôle de la nucléarisation de l’Iran (avec les oppositions internes entre le gouvernement et le Congrès sur l’approche à suivre, détaillées par la diplomate américaine Wendy Sherman dans l’article du Monde). C’est pour cela que Haas remarque l’ironie de cette réorientation asiatique des priorités américaines : alors qu’il y a 10 ans les Etats-Unis se sont lancés dans deux guerres qui n’étaient pas nécessaires5, maintenant que la majorité des américains veulent minimiser leur implication au Moyen-Orient et que le gouvernement veut se concentrer ailleurs, ils ont plus que jamais besoin de s’y intéresser. Pour les Etats-Unis, qui ont toujours eu pour intérêt de maintenir la stabilité au Proche et au Moyen-Orient, le Printemps arabe en particulier a provoqué une vague d’instabilité impossible à ignorer et a confronté les Etats-Unis à une autre forme d’ironie, en questionnant directement son allégeance envers ses propres valeurs. En effet, les régimes en péril étaient/sont dirigés par des figures certes autoritaires mais plus ou moins dociles et relativement occidentalisées (Ben Ali, Moubarak, Al-Assad), tandis que les populations en révolte, empruntes d’une volonté de démocratisation que les Etats-Unis ne sauraient certainement pas leur opposer, présentent des inclinaisons bien moins occidentales sur le plan socio-politique. Les Etats-Unis avaient/ont donc la délicate tâche de choisir entre une allégeance intéressée pour des « autoritarismes séculaires-libéraux », ce qui représente une contradiction de valeurs dans l’esprit occidental, et un soutien à des populations musulmanes opprimées, ce qui conforte leur rôle de « policiers du monde » tout en ouvrant potentiellement la porte à des forces qui leur sont par la suite antagonistes. Ironie du sort, donc, pour les Etats-Unis, contraints de propager la démocratie au risque d’affaiblir la portée de leurs valeurs et la sécurité de leurs intérêts. Malgré cela, Haas semble de l’avis que ce rééquilibrage est non seulement nécessaire mais justifié, et que pour s’en convaincre, les Etats-Unis feraient bien d’avoir une approche plus réaliste, au sens pragmatique du terme. Evoquant les interventions militaires prolongées pour refaire des sociétés qui ne sont manifestement pas assez mûres pour la démocratie, il insiste qu’une analyse coûts/bénéfice impose ce pivot vers l’Asie, estimant que « lorsque les coûts prévisibles d’une intervention, pour défendre des intérêts qui ne sont pas vitaux, sont supérieurs aux bénéfices prévisibles, les Etats-Unis devraient apprendre à se satisfaire de situations qui ne sont pas optimales ». Par ailleurs, Haas apporte un argument supplémentaire au pivot en évoquant les contraintes budgétaires, rappelant que « tout rééquilibrage entre les régions et les enjeux, en définitive, doit s’accompagner par un autre type de rééquilibrage […], entre le domestique et l’étranger », afin de redresser économiquement le pays. Cependant, pour Hillary Clinton cet argument est une « une erreur »6, car les enjeux de politique internationale (stabilité interétatique, régulation financière, circulation des marchandises, etc.) impactent directement la santé économique nationale et que donc les enjeux internes et externes sont indissociables. Dans le même temps, il y a des raisons de questionner le moment choisi pour initier si ouvertement ce « pivot ». Même si la Chine a connu une croissance sans précédent dans l’histoire contemporaine7, peu de spécialistes considèrent sérieusement que la Chine constitue une menace à court terme pour les Etats-Unis8 : non seulement elle est loin de pouvoir concurrencer militairement l’armée américaine, mais la Chine peut calmer les angoisses en rappeler qu’elle n’a pas historiquement eu de prétentions impérialistes. Considérant cela, le « pivot » peut paraitre prématuré et même maladroit, dans la mesure où cette injection de présence américaine risque de froisser les insécurités des dirigeants chinois, largement éduqués dans une tradition réaliste propre à Clausewitz et Margenthau9, et de précipiter ainsi un « dilemme de sécurité ». De plus, apporter un soutien militaire aux Etats dans la périphérie de la Chine pourrait enorgueillir ces derniers et les inciter à avoir des comportements plus agressifs envers la Chine (Haas prend Taiwan comme exemple). Ainsi, Robert Ross, professeur spécialisé dans la Chine à Harvard, relève une ironie de plus dans la politique étrangère américaine, affirmant que « toute l’ironie du pivot repose là : une stratégie qui était sensée contenir une Chine en pleine croissance aura actionné sa combattivité et endommagé sa confiance en la coopération »10. On se rend compte d’ailleurs que le « pivot » s’est rapidement tempéré avec l’arrivée en poste de John Kerry, dont les deux priorités ont été le conflit israélo-palestinien et la non-prolifération atomique de l’Iran. Avec le recul, il semblerait en fait que le « pivot » ait été plutôt symbolique, certains auteurs11 dénonçant même une stratégie de communication électorale en vue de dévier l’attention des problèmes internes et d’impressionner les électeurs en vue de la réélection de 2012. Le gouvernement n’avait sans doute pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, sous-estimé l’importance du Moyen-Orient, ni surestimé l’enjeu asiatique, ni même délaissé les défis internes au profit de l’un ou de l’autre, mais au contraire habilement construit une rhétorique permettant de compenser par les discours et les intentions des réalités qu’en grande partie il subissait. Comme le souligne bien Haas, les Etats-Unis sont dans une période de « répit » - Hillary Clinton parle même d’un « nouveau moment Américain »12 - et la meilleure stratégie actuellement pour les Etats-Unis, c’est d’en profiter pour se regrouper en vue de mieux redistribuer ses cartes. Le « pivot » semble d’autant plus faible en réalité que dans les années à venir, les principaux défis demeureront bien au Moyen-Orient (le dernier évènement en date étant la signature de l’accord sur le nucléaire iranien, limitant ses capacités d’enrichissement de l’uranium en échange d’allègements des sanctions économiques). Ce faisant, une dernière remarque peut-être apportée quant à l’avenir de la stratégie du « pivot » : sa réussite dépendra justement en grande partie de ce qui se passe au Moyen-Orient. En effet, comme le relève Amitai Etzioni13, professeur à la George Washington University, les nations asiatiques, au fait du regain d’intérêt des Etats-Unis pour leur tranche du globe, vont « attendre et regarder » la gestion américaine des enjeux au Moyen-Orient pour évaluer leur capacité à être soit des alliés influents, soit des ennemis redoutables. Il remarque alors que « la réalité de l’engagement en Asie dépendra largement, ironiquement, de ce qui se passe dans une région où les Etats-Unis essaient de se désengager ». II – Une mutation dans l’exercice de la politique étrangère américaine : le « smart power » à l’épreuve En 2009, Obama a hérité d’un pays dont les deux piliers du hard power étaient fortement affaiblis : l’armée était embourbée dans deux guerres peu réussies et largement critiquées pour leurs dérives et leur coût, tandis que l’économie était en chute libre suite à la crise financière. En d’autres termes, les Etats-Unis vivaient en 2009 une sorte de 11 septembre symbolique et auto-infligé : le Pentagone présentant un large trou noir à combler et un brasier à éteindre, le Central Business District en ruine ayant besoin d’être nettoyé et reconstruit, et la Maison-Blanche en ligne de mire, rescapée mais devant montrer le chemin. Ainsi, comme le rappelle Hirsh, Obama a très tôt affiché la volonté « de se concentrer sur la diplomatie « soft », pour reconstruire l’image et les valeurs du pays ». L’un des mots-clefs de sa politique étrangère a en effet été l’engagement, qui se traduit par un mélange de prise de contact, d’investissement personnel et de coopération, joliment reflétée dans une formule employée lors du premier discours d’inauguration : « Nous vous tendrons la main si vous acceptez de desserrer votre poing. » Le rééquilibrage vers l’Asie des priorités devait donc également s’accompagner d’un recalibrage de l’exercice de la politique étrangère américaine, entre soft et hard power. Hillary Clinton définit ainsi « l’art du smart power » en affirmant qu’ « il ne suffit pas d’être fort […] il faut être malin et persuasif, […il faut] développer notre boite à outils diplomatique, intégrer chaque ressource et chaque partenaire, et changer fondamentalement la façon dont nous menons nos affaires » 14. Au terme de son mandat, les regards se sont portés sur Clinton pour faire le bilan de son action et se demander si elle avait véritablement imposé une marque de fabrique. En termes de « puissance douce », Clinton a indéniablement été, de tous les secrétaires d’Etat, la plus forte. Profitant d’un nom présidentiel, d’une célébrité mondiale et d’une popularité sans conteste, Hillary Clinton a mis en œuvre une diplomatie de « personne à personne », rompant avec les rapports de « gouvernement à gouvernement » traditionnels (la conversation téléphonique historique entre Obama et Rouhani en septembre 2013 s’inscrit d’ailleurs dans la continuité de cette approche). Elle a d’abord mis l’accent sur les déplacements, réalisant plus de voyages officiels que tout autre secrétaire d’Etat avant elle (112 pays, dont des premières visites historiques au Togo et au Timor-Leste) pour faire ce qu’elle appelle une « diplomatie de souliers » (shoe-leather diplomacy), dotée d’une « endurance légendaire »15 et motivée par « l’ironie du monde actuel, où nous pouvons être n’importe où virtuellement, [et où] plus que jamais, les gens veulent vous voir en personne »16. A ce titre, comme le salue Hirsch, « elle s’exprimait dans les conseils municipaux, […] mais aussi aux médias et citoyens locaux », étonnant par sa capacité à passer sans difficulté des rencontres protocolaires au sommet à un contact plus personnalisé au sein de la communauté, au niveau des grassroots et en particulier des jeunes. L’élément clef de la politique étrangère d’Hillary Clinton réside dans le fait que tous ces efforts ont été au service de la promotion de valeurs constitutives du soft power américain. En effet, elle était sensible à l’influence des valeurs, écrivant ainsi : « Bien plus que l’importance de notre armée ou la taille de notre économie, notre atout le plus puissant en tant que nation est la force de nos valeurs [dont certaines] sont universelles. »17 Elle a ainsi usé de son statut pour promouvoir la démocratie et les droits de l’homme, mais aussi son cheval de bataille personnel, les droits des femmes, sans oublier la défense des communautés LGBT18 et la protection du libre accès à Internet. Ce dernier point, d’ailleurs, est intéressant car il vise implicitement la Chine, critiquée pour sa censure interne et soupçonnée de cyber-espionnage et de cyber-attaques. Et pourtant, en novembre 2010, peu de temps après avoir salué la capacité d’Internet à être un outil de responsabilisation des autorités publiques19, Hillary Clinton s’est trouvée en position délicate suite aux révélations de Wikileaks, obligée de condamner, ironiquement, un mouvement qui prône une transparence totale des activités gouvernementales20. Dans le même temps, sa préférence pour une approche plus consensuelle lui a valu quelques critiques ; par exemple, on lui a reproché de ne se concentrer sur le soft power que par prudence pour ne pas compromettre ses chances d’être par la suite présidentiable. Cet avis paraît pourtant assez injuste, car ce serait ignorer le fait qu’elle a également su, lorsqu’il il le fallait, brandir le bâton ou la carotte. C’est elle qui a insisté, avec Robert Gates (Secrétaire de la Défense), pour envoyer 30 000 soldats en Afghanistan, bien plus que ce que ne voulais Biden ou Obama ; c’est également elle qui a conseillé au président d’imposer des restrictions économiques sévères à Téhéran ; et c’est encore elle qui a rallié Susan Rice (ambassadrice des Etats-Unis à l’ONU) pour obtenir les voix nécessaires au vote de la résolution permettant l’intervention en Lybie. En outre, il semble peu logique de reprocher à Clinton un manque de poigne militaire ou économique dans une période où les Etats-Unis cherchaient justement à se comporter de façon plus modeste dans ces deux domaines. Au terme de son mandat, Hillary Clinton ne divise pas tant l’opinion (il n’y a pas ceux qui sont « pour » elle et ceux qui sont « contre »), c’est plutôt l’opinion commune qui est divisée à son sujet : on lui reconnaît sans problème ses succès, comme le fait d’avoir amélioré l’image des Etats-Unis à travers le monde entre 2008 et 201221 et d’avoir élevé à l’agenda international des sujets essentiels, mais dans le même temps, comme s’en lamente un analyste du Brookings Institute, il faut « reconnaître que peu de problème majeurs ont été réglés sous sa garde »22. En effet, les sujets clés de la politique étrangère, tels que le conflit israélo-palestinien, la société libyenne post-Kadhafi, la guerre civile en Syrie ou la Corée du Nord, n’ont pas été résolus durant son mandat, et même si cela n’est pas forcément de sa faute, ce bilan limite forcément le prestige de son héritage. Ainsi, malgré l’enthousiasme médiatique qui règne au sujet d’Hillary Clinton, le jugement dominante des experts (reprise par Hirsch) est qu’elle ne mérite pas d’être placée au même rang que les grands stratèges américains, tels que John Quincy Adams (auteur de la doctrine Monroe), Dean Acheson (meneur de la politique du containment) ou Henry Kissinger (célébré pour son rôle dans le conflit israélo-palestinien et son utilisation de la relation sino-russe). Le smart power ne serait pas une doctrine suffisamment identifiable pour pouvoir reconnaître à Clinton l’imposition d’une orientation de politique étrangère dominante ; Brezinski qualifie même sa politique d’ « improvisationnelle ». Une fois de plus, cette critique semble tout à fait erronée, dans la mesure où le monde actuel est bien différent de celui auquel ses illustres prédécesseurs avaient à faire : le système international n’est plus bipolaire, la distinction allié/ennemi ne peut plus se faire de façon aussi manichéenne et les menaces ne sont pas uniques ni forcément clairement identifiables. Comme le remarque Haas, les Etats-Unis font désormais face à « une myriade de politiques possibles » devant être analysées « au cas par cas ». La politique étrangère américaine ne peut donc pas se résumer à une orientation dominante, si ce n’est, justement, l’idée de polyvalence et d’adaptabilité que recouvre le concept de smart power. En outre, les canaux d’exercice de la politique étrangère américaine se devaient d’évoluer avec leur temps et en fonction des résultats, et donc le smart power est non seulement utile mais nécessaire. Richard Holbrook, conseiller de Clinton en charge des dossiers de l’Afghanistan et du Pakistan, dénonçait que la politique étrangère américaine se reposait beaucoup trop sur l’armée et la CIA, ce qui ne pouvait « jamais se substituer à une diplomatie patiente, étendue et crédible »23, le genre de diplomatie que Clinton a mise en œuvre. Le problème, en définitive, du smart power, c’est que malgré son élégance conceptuelle pour l’analyse des relations internationales, il doit pouvoir se rattacher à une doctrine opérationnelle utilisable, et de ce point de vue là, certains événements l’ont par moments mis à l’épreuve. Ce fut le cas notamment en janvier 2011, lorsqu’au début des révoltes Egyptiennes, Hillary Clinton a trop longtemps soutenu le gouvernement de Moubarak dont elle était personnellement proche24, avant, finalement, de se joindre à la communauté internationale pour condamner le régime et appeler à une transition démocratique. Il semblerait à cette occasion que la proximité d’Hillary Clinton avec les dirigeants se soit accompagnée d’une erreur d’appréciation stratégique et que sa capacité à influer sur les évènements par une diplomatie souple ait montré ses limites. Par ailleurs, un autre élément important qu’il faut prendre en compte pour évaluer l’exercice de la politique étrangère est le rôle particulier du secrétaire d’Etat dans l’appareil gouvernemental américain, notamment dans son rapport avec le président et sa capacité à définir la stratégie mis en œuvre. Dès le départ, la nomination de Clinton se lisait comme l’alliance entre les deux rivaux de campagne de l’investiture démocrate, lors de laquelle ils avaient mutuellement critiqué leur crédibilité en matière de politique étrangère. Inévitablement, donc, un soupçon de clivage pesait sur l’administration et il était intéressant de voir comment la politique étrangère allait être décidée dans ce contexte. Hirsh rappelle qu’Obama, souhaitant se concentrer sur le redressement domestique, avait laissé comprendre à Clinton qu’elle mènerait la politique étrangère, mais dans les faits, le pouvoir de décision sur les grandes questions est resté à la Maison Blanche. La tension, voire même la compétition, a Washington était ainsi palpable : l’un des conseillers d’Hillary Clinton décrivait le Département d’Etat comme « un immeuble plein de personnes qui ont cherché à empêcher Obama de devenir président » (ce ministère fut surnommé « Hillaryland »25 par les conseillers du président) et la Maison Blanche comme « un immeuble plein de personnes qui ont cherché à empêcher Clinton de devenir présidente »26 (les membres du West Wing furent surnommés le « Cardinaux » par les conseillers de la secrétaire d’Etat, en référence à leur autoritarisme). De plus, Clinton devait rivaliser avec le vice président Joe Biden qui était auparavant président de la commission sur les affaires étrangères au Sénat et donc lui-même un poids lourd sur les questions de politique étrangère. Dans certains cas, Clinton a réussi à s’imposer (ce fut le cas de sa visite en Birmanie, pour laquelle Obama était à l’origine réticent), dans d’autres, Obama a conservé le dernier mot (par exemple, Clinton avait secrètement rallié David Petraus, directeur de la CIA, pour proposer un plan de formation et d’armement des rebelles en Syrie, qu’Obama a refusé). Par ailleurs, Hirsh révèle une réalité intéressante de la vie politique américaine : l’influence à Washington se mesure au temps d’accès personnel au président (présidential face-time), et en l’occurrence, le rapport entre Clinton et Obama était très faible (un rendez-vous hebdomadaire de 45 minutes), bien plus faible que celui qui existait entre Condoleezza Rice et George W. Bush par exemple, ou entre Henry Kissinger et Richard Nixon (ces derniers se rencontraient au moins une fois par jour lorsqu’ils étaient à Washington au même moment)27. Largement reconnue comme une diplomate tenace et fidèlement attachée à l’esprit d’équipe, Hillary Clinton était en réalité souvent frustrée, moins créatrice qu’« exécutrice principale »28 de la politique étrangère et se qualifiant elle-même « plus comme une rédactrice de conseils qu’une secrétaire d’Etat »29. Malgré cela, grâce à leur pragmatisme ainsi qu’à un professionnalisme imposant une ligne de conduite commune, le couple Obama-Clinton a, de manière globale, mené une politique étrangère relativement cohérente, sans que leurs divisions politiques n’aient causé les discordes qui pouvaient être craintes. Conclusion En observant le rééquilibrage des priorités et le recalibrage de l’exercice de la politique étrangère américaine entre 2009 et 2013, on remarque très clairement que l’administration Obama a rompu sur ces deux points avec l’administration Bush : en effet, là où dans la première décennie des années 2000, les Etats-Unis étaient focalisés sur le grand Moyen-Orient dans un rapport belliqueux (les guerres en Afghanistan et en Irak), le vent de changement insufflé par le premier président noir des Etats-Unis a annoncé un virage vers l’Asie de l’est avec des rapports plus pacifiques (sans jeu de mot). Même si le rééquilibrage vers l’Asie s’annonce plutôt comme une perspective à long terme, ce qui au demeurant ne retire rien à sa pertinence, la consécration du smart power comme doctrine de la politique étrangère américaine semble quant a elle parfaitement adaptée à son époque, et nécessaire pour les décennies à venir. Malgré le discours récurrent sur le déclin des Etats-Unis, il semble raisonnable de penser, comme Clinton, que les Etats-Unis demeureront une « nation indispensable » et « continueront à être leader pour le siècle à venir »30. BIBLIOGRAPHIE
1 Nye explique cette diffusion du pouvoir par la baisse fulgurante du prix des technologies de l’information et de la communication, et l’analogie qu’il donne est frappante : si le prix d’une voiture moyenne avait baissé depuis les années 1970 au même rythme que le prix de l’électronique, une voiture ne couterait aujourd’hui pas plus de 5 dollars. On conçoit alors très facilement l’immense impact libérateur du « prix d’accès » d’une ressource. Voir sa conférence à TED : http://www.ted.com/talks/joseph_nye_on_global_power_shifts.html 2 Clinton, Hillary Rodham (11 octobre 2011), America's Pacific Century, U.S. Department of State through Foreign Policy Magazine. 3 Rudd, Kevin (mars/avril 2013), Beyond the Pivot: A New Road Map for U.S.-Chinese Relations, Foreign Affairs ; http://centerforworldconflictandpeace.blogspot.fr /2012/07/the-problem-with-americas-pivot-to-asia.html 4 McGreal, Chris (8 décembre 2011), Hillary Clinton's world tour brings brickbats, but more bouquets, The Guardian. 5 Comme le précise Hirsch, même si la guerre en Afghanistan était au début une guerre de nécessité, la décision d’Obama d’intensifier les troupes en 2009 en a fait une guerre de choix. 6 Op. cit. Clinton, Hillary Rodham, America's Pacific Century 7 En 30 ans, l’économique chinoise est passée d’une taille inférieure à celle des Pays-Bas à la deuxième plus importante, derrière les Etats-Unis. 8 Robert Lieber, professeur à Georgetown University, affirme que l’émergence de la Chine comme « concurrent ou équivalent » des Etats-Unis est une « possibilité à long terme », et selon Kennet Lieberthal, expert sur la Chine au Brookings Institute, « aucune personnalité militaire sérieuse, tant du côté des Chinois que des Américains, pense que la Chine a la moindre chance de dominer militairement les Etats-Unis dans les trois ou quatre décennies à venir ». 9 Op. cit. Rudd, Kevin, Beyond the Pivot: A New Road Map for U.S.-Chinese Relations. 10 Ross, Robert (novembre/décembre 2012), The Problem with the Pivot: Obama's New Asia Policy Is Unnecessary and Counterproductive, Foreign Affairs 91(6): 70–82. 11 Etzioni, Amitai (mars 2013), No Pivot to Asia, The Extraordinary and Plenipotentiary Diplomatist. 12 Landler, Mark (9 septembre 2010), In a Speech on Policy, Clinton Revives a Theme of American Power, The New York Times 13 Op. cit. Etzioni, Amitai, No Pivot to Asia. 14 Clinton, Hillary Rodham (18 juillet 2012), The Art of Smart Power, New Statesman 15 Calabresi, Massimo (7 novembre 2011), Hillary Clinton and the Rise of Smart Power, Time, pp. 26–31. 16 Gordon, Michael R.; Landler, Mark (3 février 2013), Backstage Glimpses of Clinton as Dogged Diplomat, Win or Lose, The New York Times. 17 Op. cit. Clinton, Hillary Rodham, America's Pacific Century 18 McGreal, Chris (8 décembre 2011), Hillary Clinton's world tour brings brickbats, but more bouquets, The Guardian 19 Clinton, Hillary Rodham (21 janvier 2010), Remarks on Internet Freedom, U.S. Department of State. 20 Hillary Clinton aura échappé de peu, d’ailleurs, à l’affaire Snowden, en mai 2013. 21 Pew Research, Global Attitudes Project (13 Juin 2012) : http://www.pewglobal.org/2012/06/13/global-opinion-of-obama-slips-international-policies-faulted/ 22 Richter, Paul (28 janvier 2013), Hillary Clinton's legacy at State: Splendid but not spectacular, Los Angeles Times 24 Elle déclarait encore en 2009 qu’elle considérait le couple Moubarak comme des « amis de sa famille ». 25 Landler, Mark; Cooper, Helene (19 mars 2010), From Bitter Campaign to Strong Alliance, The New York Times Magazine 26 Myers, Steven Lee (1er juillet 2012), Last Tour of the Rock-Star Diplomat, The New York Times Magazine, pp. 18–23, 49. 27 Meacham Jon (20 décembre 2009), Hilary Clinton & Henry Kisinger on Secretary of State Job, Newsweek 29 Landler, Mark (February 20, 2009), Clinton Reshapes Diplomacy by Tossing the Script, The New York Times 30 Op. cit. Clinton, Hillary Rodham, The Art of Smart Power |
![]() | «culture», au sens que donnent les anthropologues à ce terme. Cette culture possède des dimensions sociales et politiques, sans lesquelles... | ![]() | Le Cadre européen commun de référence pour les langues (cecr) et l’élaboration de politiques linguistiques |
![]() | ![]() | ||
![]() | «Chaque» et «tout» désignent une quantité = 1 de manière distributive singulier !!!!! | ![]() | «le pôle opposé au processus étudié joue le rôle du mort qu’on ne peut oublier sinon IL fait le fou» |
![]() | «Sprachen», travail sur les couleurs, les nombres etc et ce en plusieurs langues étrangères. Facilement exploitable : das Wortspiel»... | ![]() | «antitotalitarisme» ( !) prétendent aujourd’hui discriminer parce qu’il est un dirigeant du Parti communiste en Pologne. Solidarité... |
![]() | ![]() |